Le "Han" ou une phénoménologie de la souffrance et de la résilience
Certain mots exotiques, souvent intraduisibles, ont cette vertu étrange de lever un coin du voile qui nous cache l’âme d’un peuple ou d’une culture. C’est le cas du très cap-verdien "sodade", popularisé par la magnifique chanson de Cesária Évora, c’est le cas également du concept coréen de "Han".
Ces "objets-mondes" me plonge dans un état de fascination aussi profond qu’éphémère. Je les contemple d’abord, de loin. J’essaye ensuite d’en explorer les régions, du moins celles qui se laissent arpenter.
Suprenante occupation, je vous le concède, mais il a été question ailleurs des étranges manies de l’insomniaque que je suis.
Précisons d’emblée que je n’ai aucune qualification particulière en orientalisme. Je ne vous livre ici qu’un carnet de voyage, quelques notes biaisée par ma propore culture et je serai heureux de corriger les erreurs ou les approximations que des visiteurs plus experts auront décelées dans cette "publication".
Le "Han", un objet philosophique
Le concept de "Han" est d’emblée un défi pour la pensée philosophique occidentale. Souvent présenté comme intraduisible en anglais ou en français, il est décrit par les spécialistes comme un « agrégat émotionnel complexe » ou un "mélange de tristesse, de regret, de chagrin et de ressentiment". Cette difficulté de traduction n’est pas une simple limite linguistique, mais la porte d’entrée vers une pensée culturelle profondément enracinée dans l’expérience coréenne. Le Han n’est pas une émotion unique, mais un sentiment composé, un état d’être qui englobe à la fois la souffrance et la résilience, le chagrin et l’espoir.
L’étude du Han exige une approche qui dépasse la simple description psychologique pour s’engager dans un dialogue conceptuel. Je voudrais essayer de répondre ici à trois questions centrales : premièrement, le Han est-il une essence culturelle millénaire qui définit le peuple coréen, ou bien une construction intellectuelle moderne ? Deuxièmement, comment ce concept opère-t-il comme un médiateur entre le vécu individuel et l’expérience collective d’une nation ? Enfin, quelle est la pertinence du Han pour une philosophie de la souffrance et de la résilience à l’ère de la mondialisation ?
Un univers dans une émotion
À première vue, le Han recouvre une notion de souffrance. Il est souvent décrit comme "une douleur accumulée et une injustice non résolue" ou un "ressentiment non résolu contre les injustices subies". Pour la chercheuse Sandra So Hee Chi Kim, le Han est un "affect qui encapsule le deuil de la mémoire historique". De même, le théologien du minjung, Suh Nam-dong, le définit comme "un sentiment de ressentiment non résolu contre les injustices subies, un sentiment d’impuissance face à une situation insurmontable, une douleur aiguë dans les tripes et les entrailles, et une envie obstinée de se venger".
Cependant, le concept est loin d’être univoque ou purement négatif. Il comporte également une la notion de "souffrance tempéré par un sentiment de résilience", un "moyen de surmonter la crise". L’écrivain Park Kyongni le décrit comme contenant à la fois "la tristesse et l’espoir", et l’analyse de Czerkies et Kim soutient qu’il dénote "une forte volonté de surmonter le regret, et de faire face aux difficultés en réalisant ses rêves". Le Han est un sentiment qui, tout en étant intrinsèquement personnel, est aussi "porté collectivement", formant le "flambeau national" de la souffrance et de la résistance.
L’ambiguïté du concept est également inscrite dans le terme lui-même. Au-delà de son sens émotionnel, le mot 한 est polysémique. Son étymologie sino-coréenne renvoie au mot "Corée" (韓, Han) et à la dynastie chinoise Han (漢). Le nom de la Corée du Sud, 限, peut signifier "limite" ou "fin".
Cette polysémie n’est pas anecdotique, elle est d’une grande valeur philosophique. La tension entre ces différentes significations — entre l’identité nationale (韓) et la finitude (限) — suggère que l’essence d’être coréen est elle-même un état de tension. Le Han incarne une condition où le sentiment national est inextricablement lié à un point de non-retour ou à une limite à surmonter. C’est une réification linguistique de la condition coréenne elle-même, une reconnaissance que l’identité est forgée dans la confrontation avec les épreuves et le sentiment de ne pas être "entier".
Généalogie d’un concept
La nature du Han est au cœur d’un débat historiographique majeur. La vision populaire, ou essentialiste, présente le Han comme un trait inhérent, un "sentiment qui court dans le sang de tous les Coréens" et qui serait porpre à leur peuple. Les défenseurs de cette approche, comme Kim Yol-kyu, lient directement le concept aux "cinq mille ans d’histoire de souffrance" de la Corée.
Cependant, une critique académique influente, menée par des chercheurs comme Michael D. Shin et Minsoo Kang, conteste cette vision. Ils affirment que le concept est "moderne" et qu’il a été "entièrement construit à l’ère moderne". Pour appuyer leur argument, ils notent que le terme est absent du premier dictionnaire coréen-anglais publié en 1897 et qu’il est rarement présent dans la littérature classique coréenne, laquelle est, selon Shin, "pleine de joie, de satire et d’humour, des choses que l’on n’associe pas au han". Le Han, en tant que caractéristique nationale, serait donc le produit d’une "recherche moderne de marqueurs nationaux".
La question de l’origine du Han est indissociable du contexte colonial. L’idée que la tristesse est un trait inhérent au peuple coréen a été initialement popularisée par le Japonais Yanagi Sōetsu et sa théorie de la "beauté de la douleur" (hiai no bi). Cette caractérisation servait un objectif politique : "naturaliser la souffrance des Coréens colonisés". Le Han, dans ce contexte, était un stéréotype colonial, un outil idéologique pour justifier la domination.
La suite de l’histoire montre pourtant une ré-appropriation philosophique du concept. Des nationalistes coréens et des universitaires ont adopté et propagé le Han, l’inculquant même dans le système éducatif dès l’école primaire. L’acte de s’approprier ce stéréotype colonial pour en faire l’essence de l’identité nationale a transformé sa signification. Au lieu d’être une marque de faiblesse imposée par le colonisateur, le Han a été re-signifié par les Coréens comme une preuve de leur force et de leur résilience face à la souffrance historique. Cette transformation est une démonstration de la "plasticité" du concept. Il n’est pas un affect statique, mais une notion dynamique qui peut être forgée, récupérée et transformée pour répondre aux besoins existentiels d’une nation en construction. Le Han est donc moins une essence figée qu’une "narration maîtresse" qui a servi à cimenter une identité collective dans les moments les plus difficiles de l’histoire moderne coréenne, de l’occupation japonaise à la guerre, la division et la dictature.
Du personnel au collectif
Le Han est "intensément personnel, mais porté collectivement". Il représente une union de la souffrance individuelle et du trauma national. Michael D. Shin le définit comme le "complexe d’émotions qui résulte de la perte traumatique de l’identité collective". La souffrance de l’individu, dans ce cadre, n’est pas isolée, elle est une participation au mal-être de la nation. Un exemple archétypal de ce Han collectif est l’expérience des familles séparées par la guerre de Corée. La douleur de ne pas être "entier" est une condition transmise de génération en génération.
Le Han se manifeste aussi à travers les dynamiques sociales et les structures de pouvoir. Les proverbes coréens le lient à la condition féminine et à la pauvreté. L’adage "Le gel peut tomber même en mai et juin, si une femme garde rancune" exprime la force illimitée de la vengeance d’une femme humiliée par une société patriarcale.
Le Han est un concept "vivant" dont la pertinence varie selon le contexte social. En Corée du Sud, il a "considérablement décliné". Avec la prospérité économique ("Le miracle de la rivière Han") et le développement capitaliste, l’ethos de la souffrance est de plus en plus perçu comme une "chose du passé".
En revanche, le Han "maintient sa popularité au sein de la communauté américano-coréenne", où il sert à "construire une identité". Il est souvent décrit comme un Han "américanisé" ou de "seconde génération", utilisé pour donner un sens aux expériences de la diaspora, comme les émeutes de Los Angeles de 1992. La divergence du Han entre la Corée du Sud et sa diaspora illustre une dialectique du trauma et de la modernité. Pour une nation qui a "surmonté" une grande partie de son passé récent, le concept peut devenir obsolète. Pour une communauté diasporique, en quête de racines et de sens à son identité postcoloniale, le Han devient une ancre, une "condition coréenne" qui explique le sentiment de solitude et de marginalisation. Il agit comme un pont transnational et un "affect connectif", un outil philosophique évolutif qui s’adapte aux nouveaux traumatismes et aux nouvelles quêtes identitaires.
Sublimation artistique et rituelle
Le Han n’est pas un état passif, mais une force qui demande à s’exprimer et à se résoudre. Il a trouvé un terrain d’expression fertile dans la culture coréenne, en particulier dans l’art. Il est central au genre musical du Pansori, un chant épique accompagné d’un tambour qui est "un art du regret" et une "expression de chagrin". L’histoire du Pansori montre qu’il a intégré une "canonisation récente du han" pour devenir un véhicule privilégié de cette émotion.
Le film Seopyeonje (1993) est un exemple archétypal de cette expression cinématographique. Le film montre un maître de Pansori qui rend sa fille aveugle pour qu’elle puisse atteindre une profondeur émotionnelle dans son chant. La cécité est une métaphore de la souffrance nécessaire pour "devenir une chanteuse plus capable d’exprimer l’émotion". Le Pansori est ainsi montré comme un moyen de surmonter la douleur de la division familiale et les traumas collectifs. Le film illustre comment l’art n’est pas une simple représentation de la souffrance, mais une médiation qui la rend "productive".
L’expression du Han a pour but sa "résolution" ou sa "purification". Le terme coréen pour ce processus est le sinmyeongpuri (신명풀이), littéralement "résolution divine". Ce rituel est décrit comme un moyen de "purifier l’esprit, le cœur et l’âme" des regrets non résolus. Le sinmyeongpuri est un concept philosophique profondément lié aux traditions chamaniques coréennes, où les rituels, comme le Ssitgim-gut, ont pour but de "guider le voyage de l’âme et de purifier ses chagrins".
Le Han et le sinmyeongpuri forment une boucle cathartique unique. Le Han, en tant qu’état de souffrance, ne se résout pas par l’analyse ou la confrontation directe, mais par la sublimation esthétique et rituelle. L’art et les rituels ne sont pas de simples exutoires, ils sont des médiations qui transforment la douleur en une force créatrice et définissent l’identité de la communauté. La gestion du Han est l’ "art de surmonter la crise", proposant une voie de transformation qui est à la fois individuelle et collective, psychologique et spirituelle.
Dialogue avec la pensée occidentale
Le Han, bien que culturellement spécifique, offre un point d’entrée pour un dialogue avec la philosophie occidentale, révélant des similitudes et des distinctions qui enrichissent notre compréhension de la souffrance humaine.
La mélancolie freudienne est une pathologie individuelle liée à la perte d’un "objet" que le sujet ne parvient pas à identifier ou à séparer de son ego. Le Han, en revanche, est un état lié à un trauma collectif et historique. Si la mélancolie est un deuil inachevé de l’individu, le Han est le deuil d’une identité collective perdue, celle d’une Corée unifiée et libre de ses oppressions passées. Loin d’être une simple maladie, le Han est un "affect racialisé/ethnicisé" qui définit un groupe et peut être perçu comme une forme de "mélancolie diasporique" dans laquelle l’objet perdu est la patrie idéalisée ou l’unité nationale.
Le Han est lié à "un sentiment de rancœur ou de ressentiment". La théologie du minjung le définit même comme un "ressentiment non résolu contre les injustices subies". Cette description se rapproche du concept nietzschéen de ressentiment, qui est une inversion des valeurs morales par les "esclaves" impuissants face à la domination de leurs "maîtres". La vengeance est une composante possible du Han, comme le souligne le proverbe sur la femme. Cependant, la distinction philosophique cruciale réside dans le processus de résolution. Alors que le ressentiment nietzschéen conduit à une "révolte d’esclaves" et au rejet des valeurs de l’oppresseur, le Han, via le sinmyeongpuri, vise la purification et la sublimation. L’art et le rituel ne cherchent pas à renverser les valeurs de l’oppresseur, mais à transformer la souffrance elle-même, proposant un "au-delà" du ressentiment.
L’existentialisme postule que "l’existence précède l’essence". L’individu est libre de créer sa propre essence, ce qui génère une angoisse radicale face à l’absurdité du monde. Le Han, de son côté, est une émotion qui peut être comparée à une forme d’angoisse face à une situation "que l’on ne peut pas corriger". Cependant, cette angoisse n’est pas solipsiste, elle est historiquement et collectivement conditionnée. La philosophie du Han s’oppose au solipsisme existentiel. L’individu coréen n’est pas un être isolé confronté à une liberté radicale. Il est plutôt un "être-dans-le-monde" dont l’existence est intrinsèquement liée à un passé collectif de souffrance et de division. L’essence (Han) ne précède pas l’existence, mais elle la conditionne profondément.
Invitation à une philosophie de la souffrance créatrice
En conclusion, le Han est une notion évolutive et paradoxale. Sa nature "inventée" à l’époque moderne n’enlève rien à sa pertinence philosophique ; au contraire, elle en fait un puissant exemple de la manière dont une culture forge son identité à travers le récit de ses traumatismes. Il s’agit d’une narration dynamique qui a permis à une nation de se concevoir non pas malgré mais à travers la souffrance.
Bien que culturellement spécifique, le Han propose un modèle pour penser le rapport à la souffrance collective. Il nous invite à considérer la douleur non pas comme une fatalité passive ou une simple maladie (comme le Hwabyeong, un "syndrome de colère" souvent lié au Han ), mais comme une force dynamique capable d’engendrer une "philosophie de la résilience". Le Han offre un aperçu de la manière dont la mémoire historique, le deuil, et l’identité collective peuvent être médiatisés et transformés par l’art et le rituel, ouvrant ainsi la voie à un dialogue plus riche entre les philosophies orientales et occidentales sur la condition humaine.
ᚠ
Si vous avez apprécié cette publication, cliquez sur la petite flèche en forme de chevron sous les tags pour améliorer son référencement dans le fil d'actualité de Bear's Discovery.
← Previous | →